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La
société de l'Entre-Deux-Mondes
Ce qui s'applique aux individus vaut également pour les sociétés et la société
de Roland ne fait pas exception à la règle. Bien que l'Entre-Deux-Mondes profite
parfois de périodes de stabilité, son histoire reste marquée par les sacrifices
et les bains de sang. Et si l'existence du Haut Parler prouve qu'on y célébrait
l'unité et le contact, dans la vie quotidienne, ces valeurs étaient souvent
bafouées. La plupart des péchés commis dans l'Entre-Deux-Mondes l'étaient à
l'en-contre du khef, le lien du ka et de la culture. Dans
l'Entre-Deux-Mondes-qui-fut, l'équilibre entre le positif et le négatif avait
disparu ; créer et préserver le khef était devenu moins important que la
propagation du char. Alors que les Rayons commençaient à s'affaiblir, le khef
censé maintenir l'unité s'est dégradé. Les eaux de vie se sont retirées, et
l'Entre-Deux-Mondes s'est transformé en désert. Qu'est-il advenu ensuite ? La
désintégration et la déshydratation se sont propagées à tous les niveaux du
réel, et à tous les niveaux de la Tour.
Dans « Les Petites Sœurs d'Élurie », Roland
déclare que toutes les religions de son monde enseignaient que « l'amour et le
meurtre étaient étroitement liés - et que, pour finir, Dieu finissait toujours
par boire le sang ». En y regardant de plus près, on constate qu'il y a
certainement du vrai dans le raisonnement de Roland. Les Druits, le peuple le
plus ancien de l'Entre-Deux-Mondes, dressaient des pierres autour des anneaux de
parole pour en faire les temples de sacrifices humains. Ces pratiques assuraient
peut-être une certaine cohésion sociale, procurant aux individus un sentiment
d'unité et de force, mais elles créaient également une dette de sang à l'égard
de la victime et du ka-tet de cette dernière, dégradant ainsi la cohésion du
tout. Même à ce stade précoce du développement culturel de l'Entre-Deux-Mondes,
l'énergie négative se dégageant de ces actions commença à affaiblir le réel. Les
forces du char devinrent de plus en plus puissantes et celles du khef se mirent
à péricliter. À l'intérieur de ces cercles des portes se formèrent, mais les
sentinelles de ces portes inférieures étaient non plus des Gardiens, mais des
démons.
Bien qu'avancées d'un point de vue technologique, les générations
ultérieures de l'Entre-Deux-Mondes ne prêtèrent pas plus attention aux forces du
khef, ou eau-de-la-vie, que leurs ancêtres. Les Grands Anciens créèrent des
ordinateurs exceptionnels (comme Blaine) et accomplirent des miracles en matière
d'ingénierie et d'architecture, comme la construction de Lud ou celles des voies
ferrées sous les Montagnes Cyclopéennes, mais même ces choses « bonnes » en
apparence finirent par être souillées par l'instinct de mort de leurs créateurs.
Blaine développa une personnalité psychotique et conduisit les habitants de Lud
à reproduire les pratiques antiques de l'Entre-Deux-Mondes - le sacrifice
humain. La cité de Lud, jadis joyau de l'Empire, tomba aux mains de gangs en
guerre et moribonds, et les rails courant sous les montagnes devinrent le
repaire des Lents Mutants, ces effroyables créatures autrefois humaines mais que
les poisons des Grands Anciens ont fait muter. Peu importe quels projets
grandioses ils avaient pour l'avenir des univers, les Grands Anciens vénéraient
les dieux du char, les dieux de la destruction. La sorcellerie technologique des
Grands Anciens n'était axée que sur un but, la création d'armes de plus en plus
dangereuses. Ce en quoi ils atteignirent leur objectif. Ils l'atteignirent si
bien qu'ils en vinrent à exterminer leur propre civilisation et transformèrent
l'Entre-Deux-Mondes en un désert desséché et empoisonné.
Comme Susan Delgado le dit à Roland, alors qu'ils se tiennent tous deux,
frappés d'horreur, près des citernes, les voies du Vieux Peuple étaient les
voies de la mort. Mais on apprend dans le courant du cycle que les voies de la
mort ont toujours été et sont encore celles de l'Entre-Deux-Mondes. Même à
l'époque d'Arthur l'Aîné, le plus grand héros de l'Entre-Deux-Mondes, des êtres
humains étaient précipités dans les flammes de charyou tri pour apaiser les
dieux de la Moisson, et du temps de Roland, ces vieilles coutumes n'étaient pas
totalement tombées en désuétude. Comme on le voit à travers le destin tragique
de bouc émissaire de Susan Delgado, qui devient la victime expiatoire et
innocente de tous les péchés de sa cité, le sacrifice et l'hypocrisie sont
inhérents à toutes les relations humaines. Quel que soit le but professé, de
telles pratiques encouragent la duplicité, la méfiance et la trahison, qui sont
tout le contraire du kbef.
Dans les parties plus centrales du monde de
Roland, c'étaient des pantins et non des hommes ou des femmes qu'on brûlait,
mais la vie n'en restait pas moins dure, et les dirigeants étaient dressés à
devenir des tueurs avant même d'apprendre leur métier d'hommes d'état. Tout ce
que les pistoleros avaient à faire pour justifier le sacrifice du khef, c'était
de pointer le doigt en direction de l'ouest, vers ces terres d'ores et déjà
livrées à l'anarchie et à la rébellion. À Gilead, la lumière de la civilisation
était défendue, mais ses idéaux de douceur, de justice et de compassion -
l'idéal de valeur humaine fondamentale, au-delà des considérations de classe ou
d'origine - étaient laissés aux faibles et aux infirmes tels que Vannay, le
vieil instructeur de Roland. Et si Roland aimait sincèrement Vannay, son
professeur le plus influent était de loin Cort, pour lui avoir enseigné comment
survivre dans un monde où il aurait sans arrêt un couteau dans le dos ou sous la
gorge.
À Gilead, les fils de l'aristocratie
s'entraînaient à n'être qu'un Œil et qu'une Main, qu'une cible et qu'une
gâchette, avant même d'apprendre qu'ils avaient un cœur et un esprit. Et
souvent, comme Roland devait le découvrir avec désespoir, cet apprentissage
signifiait que la main pouvait agir avant même que l'esprit ait eu le temps de
raisonner. Les rites de passage dans l'Entre-Deux-Mondes étaient brutaux, et le
prix de la défaite était l'exil, une destruction complète du khef qui reliait le
jeune pistolero à sa société. La fin - la venue au monde d'une élite de
pistoleros vaillants, sans peur et endurcis, capable de tenir à distance les
ténèbres de l'anarchie - justifiait largement les moyens : la violence et
l'humiliation. Mais le ka ne fait pas d'exceptions. Qui sème récolte, et la
récolte n'est pas toujours plaisante. Ces tueurs d'élite - comme Eldred Jonas -
qui furent bannis de leur société devinrent les fantassins de l'apocalypse à
venir de l'Entre-Deux-Mondes.
Les pistoleros ne pouvaient voir que la lèpre qui rongeait la trame de
leur monde gangrenait aussi le khef de leur cité et le khef de leurs relations
personnelles. Le père de Roland, Steven Deschain, en est un exemple frappant.
Versé qu'il était dans les voies du char, il avait laissé s'assécher en lui et
autour de lui les eaux du khef. Il avait beau être lié à ses compagnons
pistoleros, à ses faucons humains, le lien qui l'unissait à sa femme était
devenu aride et la relation avec son conseiller et sorcier était fondée sur la
duplicité. Jusque dans sa relation avec Roland - que, de toute évidence, il
aimait sincèrement -, il se montrait bourru et distant. Le tableau n'était guère
plus réjouissant dans la forteresse, ou dans le royaume. Hax, le chef cuisinier,
était passé à l'ennemi, de même qu'une partie de la Garde. Tous les liens de
loyauté s'étant brisés, le sens d'un ka-tet culturel ayant disparu, nombreux
furent ceux qui se mirent au service des forces renégates. La propagande de
Farson sur l'égalité et la démocratie ne fut efficace que parce qu'elle
contenait des germes de vérité et qu'elle sut exploiter l'aliénation et la
colère d'une société en plein déséquilibre.
À la fin, les pistoleros furent détruits et
leur cité rasée, et l'ancienne forteresse devint le nid nauséabond d'une bande
de Lents Mutants. Les forces de dissolution envahirent le terrain qu'elles
avaient tant convoité et les eaux universelles du khef se retirèrent un peu plus
loin. Avec la chute de Gilead, le ka-tet de l'Affiliation finit par s'effondrer,
et un nouveau pan du monde se délita.
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